22/04/2007

22 avril 1937

Enfin, pouvoir écrire !
Ainsi, le sort exauce le dernier de mes souhaits. Je parlais, je criais dans le vide, je ne vous entendais plus. Consolacion m’a apporté ce matin une machine à écrire de bakélite blanche, je retrouve ma voix. J’espère qu’il n’est pas trop tard. Je suis si loin du fleuve… Comment venir vous chercher ?
Combien de temps a passé depuis vos dernières paroles ? Depuis cette nuit insane où, effondré sur le volant, rongé par la douleur, je vous ai entendu gémir en écho dans les ténèbres de votre chambre ? Vous, mon frère de souffrance, infesté comme moi de l’intérieur. Hanté.
J’ai roulé des jours le long du fleuve, jusqu’à ce que la voiture s’écrase pour agoniser dans une tourbière. Je vous cherchais, espérant que ce ciel rouge et la jungle s’effacent et que, par quelque miracle de la volonté le mauvais chemin de terre devienne une route se glissant entre les demeures de Providence. J’ai ragé, lutté, partageant l’effort du moteur jusqu’au bout, jusqu’au choc et à l’engloutissement dans la nuit moite. Mon front s’est écrasé contre le tableau de bord, tout s’est immobilisé.
Je me vidais, ma substance me quittait, noyant les sièges, formant une mare orange à mes pieds. J’entendais les gémissements de la nuit, le vrombissement des insectes, le feulement des fauves. Des ombres s’approchaient, m’effleuraient, je croyais sentir des mains griffues, je craignais que les cadavres du fleuve n’aient crevé la surface pour venir ramper sur la berge et m’entraîner avec eux… Il existe des destins pires que la mort. Je ne pouvais plus lutter.
Vous n’êtes pas dans le fleuve, vous êtes au-delà.
Les faisceaux blancs ont déchiré la nuit, un moteur s'est tu. Les hommes de Young étaient-ils revenus ? J'ai cherché une arme, le revolver que j'avais gardé à portée, j'aurais tant aimé leur faire sauter la cervelle… Avec un ultime sursaut de vie, je me suis redressé, mon bras s'est levé… Une silhouette se dessinait devant les phares, une déesse nimbée de blanc, de lumière. Je l'ai reconnue, hypnotisé. Puis la douleur m'a transpercé, j'ai perdu conscience.
Comment m’avait-t-elle retrouvé ? Comment m’a-t-elle extrait de ma voiture pour m’installer dans la sienne ? Etais-je devenu aussi impalpable qu’un spectre pour qu’elle ait trouvé la force de m’arracher à mon siège ?
J’ai plongé dans une mer noire et jaune, striée d’éclairs et de cris. Nous avons roulé, je crois. Elle m’a nourri, elle a baigné mes plaies, épongé la répugnante humeur orange… Je me souviens de notre arrivée dans cette maison, sur les flancs du volcan. Un ancien établissement scientifique au sol couvert de poussière sèche. Mon palais de douleur.
La crise était encore devant moi. Vous devez connaître cela, Howard. Ne craignez pas. Vous comprendrez. Les spasmes de douleur devenaient de plus en plus fréquents, je me tordais, me distendais comme une baudruche, ma peau se tendait, menaçait de toute part de se déchirer. Cela poussait, cela appuyait de l’intérieur… Elle m’a veillé, elle refermait les déchirures quand elles apparaissaient, elle arrosait les purulences à grands jets d’antiseptique gluant. Elle me tenait les mains, les miennes, puis elle tenait aussi d’autres mains, d’autres membres… Mais son visage était pour moi seul, au-dessus de moi seul, ses yeux étaient mon ciel unique et non celui d’un autre. J’ai combattu dans un corps à corps hideux, jambe contre jambe, bras contre bras, ventre contre ventre. Je me soulevais, je m’arrachais à ma couche, je retombais dans l’arène. J’ai crié et mordu, aveuglé de glaire et de sang. Elle m’a soigné, nourri, soutenu tout le long de la lutte et au final, vêtue d’une blouse blanche maculée d’écarlate, elle a extrait le cadavre du perdant puis lavé les muscles du vainqueur…
J’ai bu d’un trait une demi-bouteille de rhum, tout l’alcool qui nous restait.
Quand j’ai pu marcher enfin, elle m’a accompagné jusqu’au sommet de la Madre, au bord d’un lac ovale, à l’eau grise et acide. Il se tenait là, couché sur un rocher comme le gisant d’un roi, les mains serrées sur sa poitrine. Vivant, encore, d’un reste de vie. Grand, maigre comme un insecte, les membres osseux couverts de croûtes jaunes, les côtes creuses, le bassin étroit. Humain et étranger à la fois. Il avait un visage, creusé comme un masque mortuaire, la peau cireuse, mais je reconnaissais bien ses traits : c’étaient ceux de Robert E. Howard. Et si le miroir ne mentait pas, ce n’étaient pas les miens.
Consolacion m’a laissé libre de mes choix.
J’ai accompli un acte de pitié, je l’ai fait disparaître.
Je me suis assez reposé. Je reprendrai la route. Bientôt. Je viens vous chercher.
Et vous me direz qui je suis. Je sais que vous savez.

Annonce :
Fin de la saison 1 de Double Styx.