07/12/2006

5 décembre 1936

Cher M. Lovecraft,
Je ne sais par où commencer. Une chose est certaine, je suis vraiment loin du Texas. Et quand au matin (appelons cela le matin...) je contemple tous ces étranges paysages, ces ciels couleur de chairs putrescentes, ces forêts et le flot boueux du fleuve, quand je tente de mettre des mots sur mes troubles et mon profond sentiment de dépaysement, c’est à vous que je parle en esprit. Vous êtes toujours parti plus loin que moi, entraîné par votre goût des spéculations intellectuelles. Votre esprit vole loin et vous comprendrez cette lettre, j’en suis sûr, si vous la lisez jamais.

Ils ne veulent pas que j’écrive, ils ne nous donnent rien, ni papier, ni crayon, ni surtout aucune minute, aucune seconde. Le temps est rythmé par des moments absurdes. Parfois, on se croirait dans un camp militaire, avec réveils au son du clairon (mais quel clairon !) et exercices corporels incompréhensibles où nous nous agitons comme de mauvais pantins. Bouger, détendre mes muscles me fait du bien, pourtant. Je sais bien que pour eux nous sommes des esclaves et qu’ils ne sont heureux que lorsque l’épuisement nous assomme et nous jette sur nos grabats, des couches si puantes que même les dernières des crapules n’en voudraient pas. J’ai volé ce formulaire au dos duquel je vous écris à Lazy Jack Buckingham. Pour le crayon, cela a été plus dur, je me demandais même s’il en existait sur cette terre de malheur jusqu’à ce que je découvre la sorte de porte plume avec laquelle je vous écris en ce moment, calame noir crachant une encre épaisse comme le sang. Je me damnerais pour mon underwood, j’ai vu qu’un type de l’entourage de Young possédait une machine à écrire il faudrait que je la lui vole.

Ici, il n’est question que de voler, je ne possède rien, même pas la mauvaise chemise que je porte. Je n’ai pas d’argent, mais ce n’est pas le cas de tous, certains esclaves arrivent à s’en procurer je ne sais par quelles bassesses. J’ai des soupçons d’une nature si horrible que je ne peux vous les communiquer avant d’être sûr qu’ils soient l’expression de la vérité. Peut-être ceux qui partent et reviennent sur les bateaux se rendent-ils en des lieux où il est possible de mendier quelques cents. Et si même c’était le cas, je ne saurais m’y résoudre, vous connaissez mon orgueil.

J’ai souvent été réduit à la misère et ce n’est pas la détresse morale qui m’abat le plus. Mais j’ai faim comme je n’ai jamais eu faim. L’air est étouffant ici et pire que tout, mes forces ne me sont pas revenues, mes membres sont maigres, mon ventre gonflé, je ne suis pas beaucoup plus qu’un mort qui marche (et pourtant je vis !). J’ai cette vilaine blessure au visage, ce trou dans ma tempe, palpitant et profond, dans lequel je peux presque passer le doigt. Depuis le premier jour, ils me donnent des sulfamides qui me brûlent les chairs, mais je crains chaque nuit qu’un maudit insecte n’y rentre pour faire son nid. Et je crache une étrange humeur orange telle que j’ignorais qu’il en fût dans le corps humain. Elle s’écoule hors de mon corps durant la nuit, par les yeux, les oreilles… Ma couche et ma chemise sont tachées chaque matin, et si les écoulements semblent réduire avec les jours, ils ne paraissent pas devoir s’arrêter. Là-dessus, au moins, je ne suis pas seul dans mon malheur. Certains de mes compagnons de chambrées partagent la même curieuse maladie… Mais à voir leurs visages affaiblis et leurs corps débiles, je tremble d’imaginer ma propre apparence. J’imagine quelque chose de rond et sourd qui palpite en moi et m’horrifie, une force vivante et étrangère, une sorte de magie antique qui animerait mon corps. Seule la rage, une vieille rage saine et brûlante me permet de tenir…

J’entends de nouveau ce maudit clairon, je vais devoir sortir de mon cagibi au risque de tomber sous le coup des sanctions les plus humiliantes. Je les maudis, je les hais et ce goût rouge, cette ardeur terrible me donne envie de continuer.

Je ne vous ai pas vraiment parlé du Noir, Buckingham, qui veut que je l’aide à décharger ses caisses en secret de tous ; il ne me donnera pas d’argent, mais il prétend qu’il peut porter des lettres. Je n’y crois pas. Je jette celle-ci devant le néant et pourtant j’ai l’espoir dément qu’elle vous parvienne. Si c’était le cas, répondez ! A quelle adresse ? En enfer !

Sincèrement,


Robert E. Howard

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