22/04/2007

22 avril 1937

Enfin, pouvoir écrire !
Ainsi, le sort exauce le dernier de mes souhaits. Je parlais, je criais dans le vide, je ne vous entendais plus. Consolacion m’a apporté ce matin une machine à écrire de bakélite blanche, je retrouve ma voix. J’espère qu’il n’est pas trop tard. Je suis si loin du fleuve… Comment venir vous chercher ?
Combien de temps a passé depuis vos dernières paroles ? Depuis cette nuit insane où, effondré sur le volant, rongé par la douleur, je vous ai entendu gémir en écho dans les ténèbres de votre chambre ? Vous, mon frère de souffrance, infesté comme moi de l’intérieur. Hanté.
J’ai roulé des jours le long du fleuve, jusqu’à ce que la voiture s’écrase pour agoniser dans une tourbière. Je vous cherchais, espérant que ce ciel rouge et la jungle s’effacent et que, par quelque miracle de la volonté le mauvais chemin de terre devienne une route se glissant entre les demeures de Providence. J’ai ragé, lutté, partageant l’effort du moteur jusqu’au bout, jusqu’au choc et à l’engloutissement dans la nuit moite. Mon front s’est écrasé contre le tableau de bord, tout s’est immobilisé.
Je me vidais, ma substance me quittait, noyant les sièges, formant une mare orange à mes pieds. J’entendais les gémissements de la nuit, le vrombissement des insectes, le feulement des fauves. Des ombres s’approchaient, m’effleuraient, je croyais sentir des mains griffues, je craignais que les cadavres du fleuve n’aient crevé la surface pour venir ramper sur la berge et m’entraîner avec eux… Il existe des destins pires que la mort. Je ne pouvais plus lutter.
Vous n’êtes pas dans le fleuve, vous êtes au-delà.
Les faisceaux blancs ont déchiré la nuit, un moteur s'est tu. Les hommes de Young étaient-ils revenus ? J'ai cherché une arme, le revolver que j'avais gardé à portée, j'aurais tant aimé leur faire sauter la cervelle… Avec un ultime sursaut de vie, je me suis redressé, mon bras s'est levé… Une silhouette se dessinait devant les phares, une déesse nimbée de blanc, de lumière. Je l'ai reconnue, hypnotisé. Puis la douleur m'a transpercé, j'ai perdu conscience.
Comment m’avait-t-elle retrouvé ? Comment m’a-t-elle extrait de ma voiture pour m’installer dans la sienne ? Etais-je devenu aussi impalpable qu’un spectre pour qu’elle ait trouvé la force de m’arracher à mon siège ?
J’ai plongé dans une mer noire et jaune, striée d’éclairs et de cris. Nous avons roulé, je crois. Elle m’a nourri, elle a baigné mes plaies, épongé la répugnante humeur orange… Je me souviens de notre arrivée dans cette maison, sur les flancs du volcan. Un ancien établissement scientifique au sol couvert de poussière sèche. Mon palais de douleur.
La crise était encore devant moi. Vous devez connaître cela, Howard. Ne craignez pas. Vous comprendrez. Les spasmes de douleur devenaient de plus en plus fréquents, je me tordais, me distendais comme une baudruche, ma peau se tendait, menaçait de toute part de se déchirer. Cela poussait, cela appuyait de l’intérieur… Elle m’a veillé, elle refermait les déchirures quand elles apparaissaient, elle arrosait les purulences à grands jets d’antiseptique gluant. Elle me tenait les mains, les miennes, puis elle tenait aussi d’autres mains, d’autres membres… Mais son visage était pour moi seul, au-dessus de moi seul, ses yeux étaient mon ciel unique et non celui d’un autre. J’ai combattu dans un corps à corps hideux, jambe contre jambe, bras contre bras, ventre contre ventre. Je me soulevais, je m’arrachais à ma couche, je retombais dans l’arène. J’ai crié et mordu, aveuglé de glaire et de sang. Elle m’a soigné, nourri, soutenu tout le long de la lutte et au final, vêtue d’une blouse blanche maculée d’écarlate, elle a extrait le cadavre du perdant puis lavé les muscles du vainqueur…
J’ai bu d’un trait une demi-bouteille de rhum, tout l’alcool qui nous restait.
Quand j’ai pu marcher enfin, elle m’a accompagné jusqu’au sommet de la Madre, au bord d’un lac ovale, à l’eau grise et acide. Il se tenait là, couché sur un rocher comme le gisant d’un roi, les mains serrées sur sa poitrine. Vivant, encore, d’un reste de vie. Grand, maigre comme un insecte, les membres osseux couverts de croûtes jaunes, les côtes creuses, le bassin étroit. Humain et étranger à la fois. Il avait un visage, creusé comme un masque mortuaire, la peau cireuse, mais je reconnaissais bien ses traits : c’étaient ceux de Robert E. Howard. Et si le miroir ne mentait pas, ce n’étaient pas les miens.
Consolacion m’a laissé libre de mes choix.
J’ai accompli un acte de pitié, je l’ai fait disparaître.
Je me suis assez reposé. Je reprendrai la route. Bientôt. Je viens vous chercher.
Et vous me direz qui je suis. Je sais que vous savez.

Annonce :
Fin de la saison 1 de Double Styx.

27/03/2007

27 mars 1937

robert je suis mort je suis mort je suis resté allongé et je fermais les yeux si fort j'ai cru ne jamais pouvoir les rouvrir c'était un horrible cauchemar robert le pire de tous la plus grande perspective jamais admise je

robert je scande votre nom, accroupi au pied de la cheminée, dans mon bureau. j'espère que ma voix vous atteindraoù que vous soyez je suis terrifié robert venez m'aider, j'ai couru depuis l'hopital, je ne voulais plus qu'ils me touchent avec leurs gants je suis revenu ici je me suis enfermé j'avais mal au ventre je voyais mes tripes répandues sur le parquet je les remettais en place et puis elles disparaissaient mon ventre palpitait, ma digestion, ralentie, les dernières boites d'haricots blancs en boite, depuis longtemps périmés, et les boules noires qui se multiplient, excroissances, bulles irridescentes comme le vénérable passeur de porte l'entre les murs le néant entre deux choses, son nom je ne peux le proférer ici

où suis-je robert ? en enfer ? je ne peux plus sortir de ma chambre, derrière ma fenêtre, tout est noir, ma voix ne porte pas, et la serrure est bloquée, mes clés ont cassé, et il n'y a pas d'autre issue, alors je vous appelle, venez robert, prenez ma main, je la tends dans le conduit n'ayez pas peur venez attrapez pourquoi ne la prenez vous pas ?

je sais que vous m'entendez robert, qu'ai-je fait de ma vie ? pourquoi suis-je ici ? je voulais le néant et je reste bloqué dans ma chambre, je sais que je suis mort, je me décompose, très lentement, si lentement que je peux sentir la décroissance de mes cellules leur chute lente je ne sais combien de temps durera cette agonie de rien je m'éparpille, je n'ai plus de structure, toute ma pensée est concentrée sur ce point, dans mon ventre, qui ne cesse pas de vouloir sortir de moi. si je ne quitte pas cette pièce, je vais mourir, encore. et je serai toujours en vie, quelle ironie, n'y avait-il que cela à comprendre de ces cthulhurismes, l'agonie perpétuelle, l'immense masse de tristesse et de souffrance.

non, je ne me résigne pas, toute ma vie j'ai combattu l'idée même du vivant, je connais cette agonie, je connais cette déliquescence, elle suinte du monde, depuis le début, on ne peut pas la combattre mais de l'autre côté, en son coeur même, peut-être avons-nous une chance, si nous la touchons au plus près de son coeur, jusqu'à ébranler ses fondations. prenez ma main, ensemble nous avons une chance, je ne vais pas abandonner, ma conscience est trop lourde, je veux disparaitre, je ne veux pas d'une torture je n'en peux plus robert je vous comprends je comprends votre geste, vous aussi vous espériez quelque chose, que quelque chose se passe. et voilà, ce qui se passe, c'est la répétition, de plus en plus précisé et je ne veux pas, je ne veux plus, je vais me battre, je serai randolph carter, robert, puisqu'une chance m'est donnée

ah mais je défaille, j'ai tellement peur. et si je n'étais pas mort ? et si simplement, le monde avait cessé d'exister ? si j'étais l'unique survivant d'une catastrophe à l'échelle de la planète, sommes-nous dans la bouche d'un dieu ? l'assombrissement est-il le signe de la présence immanente du contraire ? de ses molécules, de l'anti-nous ? l'essence même de la réalité, retournée contre ell-même... comment expliquer ces ténèbres derrière la fenêtre. non, ceci n'est pas l'enfer, on va venir s'occuper de moi, elle va venir me mettre au lit, j'ai de la fièvre, j'ai tellement chaud, je dois me mettre au lit, avec un chiffon sur les yeux. je ne peux pas sortir d'ici, je vais attendre qu'ils viennent...

robert

je sais qui je suis

et si j'étais mort ?

20/03/2007

20 mars 1937

Howard, Où en êtes-vous ? Ils m’ont lu votre lettre comme ils m’avaient lu la précédente, avec la même voix incongrue de femme noire, ils voulaient sans doute valider je ne sais quelle authenticité, ce concept les obsède... Ils veulent apparemment être sûrs de votre identité, ainsi que de la mienne. Peut-être qu’ils cherchent quelque chose au fond de nos âmes, comme si nous n’étions pas exactement ceux qu’ils veulent que nous soyons. Doppelgänger. J’ai entendu ce mot dans leurs bouches.

Maudites soient toutes leurs recherches. Nous ne leurs donneront pas ce qu’ils attendent. Ils m’ont de nouveau attaché sur leur chaise et planté des aiguilles dans le corps. Comme s’ils voulaient extraire de moi je ne sais quel suc jaune, une essence qui nous serait propre… A vous et à moi. Qu’aurions-nous de plus que les autres hommes ? Ne sommes-nous pas faits de la même argile malade ?
Où en êtes-vous ? J’ai peur qu’il soit trop tard pour des avertissements. Ne venez pas. Ne franchissez pas la frontière. Résistez, payez jusqu’au moindre dollar, au moindre cent, il n’y a pas de mythe, ici et les fleurs sont d’une espèce maléfique, elles se nourrissent du sang des morts. Vendez tout, meubles, manuscrits, livres, jusqu’aux plus précieux souvenirs. Brûlez vos navires, payez-vous cette opération, ne venez pas ! Je suis sorti de la fosse… Grâce à vous. En quelque sorte.

Je n’ai rien dit, cette fois-ci, je ne les ai même pas haïs, je contenais mes forces. Un seul garde m’a raccompagné, un homme au visage dissimulé par le casque de chitine. Seul le menton était découvert, j’apercevais la bouche, les dents, le cou… Pour la première fois je voyais la chair sous la carapace. Et toute chair est mortelle, n’est-ce pas ? Je me taisais, je me préparais, cet homme n’était rien, un esclave, le serviteurs des maîtres cachés qui nous observent et nous traquent. Comme il me jetait dans la fosse, je me suis accroché à lui, saisissant à pleinement la sangle du casque, le déséquilibrant, le forçant à la chute. Il a résisté, nos forces se sont opposées un moment mais je tirais de tout mon poids et son armure l’entravait… Il s’est précipité tête en avant dans le puits, s’est écrasé comme un pantin, tout au fond, dans les immondices où ils me laissaient vivre et sa nuque s’est brisée avec un craquement réjouissant. Je suis descendu, juste le temps de prendre son arme… Arrivé dans la fosse, la masse inerte de ce corps à mes pieds, j’ai connu un curieux moment d’hésitation. Comprenez : j’avais tué un homme, de mes propres mains, je me suis retrouvé tout étonné… Je ne ressentais aucune jubilation, aucune tristesse non plus, juste un vague dégoût qui me surprenait, comme si la mort d’un de mes ennemis avait liquéfié et ma colère et ma haine. J’ai failli rester là, à attendre qu’ils me trouvent, prêt à me laisser capturer, comme satisfait d’avoir marqué leurs chairs d’une unique morsure… Puis le souffle de la Vie m’a saisi de nouveau, je me suis arraché à cette contemplation morbide pour fuir, loin d’eux, de leurs aiguilles et de leurs tortures…

Je me suis emparé d’une voiture. La nuit tombait, des lumières brillaient dans les pavillons de l’hôpital mais personne ne m’a vu, personne ne m’a arrêté. Je pensais à vous, je n’ai pas cherché à retrouver Bishop, je voulais m’éloigner de Basie, j’ai roulé pendant quelques heures sur des chemins noirs. La voiture est puissante, silencieuse, haute sur roues, tenir son volant dans mes mains, la sentir sous mes pieds… me redonne plus de force qu’un plein jour de repos. Je me suis enfoncé dans les ténèbres, suivant un chemin au hasard, espérant peut-être que la nuit s’ouvrirait et me mettrait sur la route de Providence. Car vous êtes proche, n’est-ce pas ? Je vous sentais, là, devant moi. Je me voyais déjà entrant dans votre chambre, comme un fantôme, un mort-vivant, un cadavre qui marche ! Eclatant d’un rire d’ogre !

Le fleuve m’a barré la route, m’a forcé à m’arrêter. Je ne vous verrai pas cette nuit. Et l’air poisseux, lourd et oppressant m’a pris à la gorge. D’étranges météores traversent le ciel, je sens que les étoiles sont à portée de la main, elles me murmurent que je suis loin de Providence, loin du Texas, mais pourtant proche de vous… Par quel mystère ?

J’arrive au bout de ma page, la lumière des phares commence à baisser, je n’ai pas envie de dormir. Je reprendrai le volant, je longerai le fleuve, vers… Je mettrai la lettre dans ma poche. Ma jouissance matérielle, comme vous dites. Que voyiez-vous dans les ténèbres ? Quelle présence a recueilli vos mots, auprès de vous ? A qui dictiez-vous, dans le noir ?

Je me rends compte… Pour la première fois depuis mon éveil en ce lieu, je suis totalement seul. Du moins je le crois… Où êtes-vous, M. Lovecraft ?

09/03/2007

9 mars 1937

Robert, je tousse du sang, j ai mal... ils n'ont pas voulu de moi à l'hôpital hier, ils ont dit que si j'étais capable de marcher jusque là, je pouvais rester à la maison. Je retournerai au Jane Brown demain matin pour prendre une nouvelle série de cachets. J'ai l'impression de fondre de l'intérieur. Comme si tous mon être, tout mon suc, voulait me quitter. Je sais que je n'ai pas pris soin de lui, j'aurai dû comprendre la nécessité, mais toutes mes pensées ont créée entre lui et moi un vide infranchissable. J'ai si mal. Ils disent que peut-être, mon ulcère est devenu critique, ils disent qu'il faut m'examiner, peut-être même opérer. Mais je n'ai pas d'argent, Robert, je n'ai pas de quoi me soigner, pourtant je sais que j'en ai besoin, désormais. Je n'ai pas confiance en eux, pas après ce qu'ils ont fait à Maman, mais je vais devoir faire quelque chose, c'est trop long, j'ai trop attendu, presque deux ans maintenant, que je vis avec cette douleur, au creux de mon ventre, dans mes mains. Tout me pique : comme si des Chinois plantaient des épines au bout de toutes mes extrémités. J'ai du mal à respirer, je ne tiens presque plus debout, si ce n'était par ma fidèle canne. L'appartement est sombre, il sent le camphre et ma sueur acride. Je passe mes journées au lit, à ne rien faire. Le vieux bois craque et se détend, et tous mes manuscrits, toutes mes lettres, sur le bureau, prennent la poussière. Tout me parait si vain. Je n'attend qu'une seule chose, c'est la mort, la grande avanture, la délivrance. J'ai parlé à August de vos lettres, il me dit que je délire, que je m'écris à moi-même pour m'empêcher de me soigner, que je refuse de voir la réalité en face : je meurs et je veux me créer des circonstances de départ favorables. Peut-être ai-je réussi à me mentir à moi-même, par une sublime anamnésie, j'ai pu oublier puis retrouver le chemin de la vérité, le chemin qui mène à vous, Robert. Ne cherchez plus la façon dont mes lettres vous parviennent, je sais qu'il s'agit juste d'un support, totémique je dirais, quelque chose pour nous rassurer, mais dont nous n'avons pas réellement besoin. Le papier est une jouissance matérielle, qui me rassure, qui me donne le sentiment que tout ceci, tout ce que nous vivons, est bien réel. Je ferme les yeux et je dicte cette lettre dans le noir, Félis ronronne, inquiet. Je ne suis pas si vieux, mais je suis fatigué. J'ai trop négligé mon corps et mes amis. Il y a autre chose dans la vie que les cauchemars et les antiquités. Je ne regrette rien, mais j'aurai pu tellement mieux faire. Je n'ai jamais été aussi loin de mon but qu'aujourd'hui. Personne n'a plus confiance en moi, ni en mes textes. Je n'aurai jamais été l'homme que je voulais être. Je n'ai pas pu toucher les parts sombres des lecteurs, ni rendre tangible ce besoin profond de poésie, de mythe, dont l'homme à faire preuve jusqu'ici. Oui, Robert, sur mon lit de mort, je peux le sentir, je comprends que si je venais à vous rejoindre, pour vous sortir de votre trou, alors je pourrai être dans le mythe, dans sa matérialité, et c'est, je crois, tout ce qu'il me reste. Il n'y a ni dieux, ni monstres. Il n'y a que des fleurs.

06/03/2007

6 mars 1937

Cher ami pardonnez cette lettre griffonnée sur ce mauvais papier, j’ai de nouveau volé un crayon et une feuille comme au bon vieux temps du camp du patriarche, il me semble qu’un fleuve d’éternité a coulé depuis. Je suis passé par des hauts et des bas, me voilà au fond de cette fosse, les déchirures du ciel narguent la mouche écrasée au fond de son trou. Rions de ces aléas de la fortune… Car après tout, nos destins pourraient être plus abjects encore, nous pourrions être jetés dans l’infamie, être pendus exposés aux vautours, nos cadavres dépecés par des serres et des becs couverts d’ergots, le ventre ouvert par les haruspices. Réjouissez-vous, M. Lovecraft, il nous reste des abîmes où chuter !

Hier ils m’ont traîné dans leur hôpital, m’ont attaché sur une table, planté des aiguilles dans la chair, placé une sorte de casque d’aviateur sur la tête. Puis, une femme noire m’a lu votre lettre. J’ai ri ! Vos mots, cher ami, dits par cette voix qui leur ressemblait si peu ! Ils ont paru surpris, mais elle a continué jusqu’au bout à dire vos paroles glacées. Mon rire s’est tu, je me suis enfoncé dans un silence de tombe, je parcourais en pensée des territoires violents où tous ces médecins, un à un, seraient tombés, écorchés sous mes coups (et la femme ? je ne sais pas !).

Mais je suis encore très faible, même s’ils m’injectent du sucre (et je ne sais quelle horreur) dans les veines… Au final, la femme a observé un cadran, puis elle a dit ces mots étranges : « tout cela est authentique ». Authentique, M. Lovecraft ! Vous êtes authentique, au même titre que Nyarlathotep et les sphères au-delà des étoiles ! Je n’ai pu m’empêcher d’en être ému aux larmes, et ils ont noté ces larmes dans un de leurs cahiers avant de me faire traîner jusqu’à ma fosse par deux brutes puantes. Mais voilà, je ne suis plus seul dans cette folie, elle aussi, la lectrice, vous reconnaît, j’avais besoin de ce témoignage, de cette ligne sûre (car ennemie) de vous à moi. Je m’approprie vos mots, quand vous évoquez ce cri intérieur, j’ai cru moi aussi que je parlais seul devant le miroir blanc, que je lisais des phrases mortes qui singeaient la vie. Mais chassons l’illusion, je vous reconnais bien, je vous vois de nouveau, mon pauvre ami, mon cher ami ! Je ne veux pas me lamenter, je suis bien obligé de comprendre par quelles portes j’ai franchies. Il n’est plus temps de pleurer sur le bord de la route même si des vertiges me saisissent et m’effraient. « Tout cela est authentique », disent-ils, ils vous veulent vous, et non pas moi, ils vous attendent. Quels que soient vos choix, prenez garde, munissez-vous d’un bon revolver. Ils m’ont demandé de vous dicter une lettre et je les ai vus reproduire mon écriture avec un talent diabolique. Mais vous saurez distinguer le vrai du faux, vos yeux sont ouverts maintenant. Prenez un revolver. Je ne parlerai pas de ce qui nous hante, de ce qui nous creuse, pas maintenant. Pas le temps, pas assez de papier. Mon frère dans les monstres. Réjouissez-vous, il nous reste des abîmes… Quant à moi, je me relève encore, encore, je prends le suc de leurs injections, je prends la force qu’ils font l’erreur de me donner, j’espère la venue de Bishop, il est membre je crois de la même confrérie que Lazy Jack. Si par miracle je sors de cette fosse, si par miracle je suis libre, alors je serrerai mes mains autour de son cou jusqu’à ce qu’il m’avoue le chemin que prennent nos courriers. J’éperonnerai mon mustang, je suivrai cette route, je tracerai une ligne de feu, qui vous mènera à moi, et moi, à vous.

28/02/2007

28 février 1937

Robert... j'ai quitté mon travail hier... je n'en pouvais plus des files d'attente et de ces mauvais films et de leurs rires... je suis rentré frigorifié. Le froid qui s'est abattu sur ce pays est comme une malédiction. Je reste au chaud avec Felis près de moi, dans la couverture et la tisane est un jus de vie dans mon corps fatigué. Je sens que je n'en ai plus pour très longtemps. Quand elle est partie, après l'échec de notre séance de lundi, la spirite m'a regardé dans les yeux et ses doigts se sont levés pour me fermer les paupières, comme on fait aux cadavres. Je me suis regardé dans une glace, peu après et j'ai vu le renflement sur ma panse, une grosse boule dans mon ventre qui forme un horrible visage, dont le nombril est l'unique oeil. Un monstre pousse en moi, robert, un monstre plus immonde et plus incroyable encore que toutes ces choses que j'ai vues, que j'ai devinées derrière le rideau de notre perception. Je nourri le démon de mes propres matières fécales, il se repaît de mon sang, de mon intimité. Je suis en train de pourrir, Robert, je peux le sentir grandir en moi, ce monde de ténèbres qui va me prendre. Je n'avais pas compris. Je n'avais pas le courage d'affronter la réalité en face. Aucun traitement ne pourra m'aider, j'ai appelé un docteur, il devrait venir ce soir. Mais je sais ce qu'il va me dire, que je n'en ai plus pour longtemps. Je suis ruiné, épuisé, mentalement, physiquement, et cette chose en moi, que je sens remuer la nuit quand les cauchemars sont trop violents, elle me veut tout entier, elle ne me laissera pas partir. Je meurs, Robert, je serai bientôt là. Près de vous. J'espère que vous allez pouvoir tenir le coup. Je viendrai vous chercher dans votre trou, et je vous tendrai la main. Mais avant cela, avant tout, je dois mettre mes affaires en ordres. Je ne sais pourquoi, désormais, tout devient si clair. J'ai tellement hésité avant de croire en ce que vous me disiez, toutes mes erreurs, mes doutes, ont dressé en moi la forme la plus terrible de mort, le déni de la vie, le dédain du vivant. Aucun dieu ne me viendra en aide, il n'y a rien derrière et j'ai bien peur que vous, comme le reste, ne soyez qu'un dernier cri que mon coeur pousse avant de s'éteindre, une alarme. Il faut bien l'avouer, cela semble avoir marché. Je me suis réveillé. Mais il est peut-être trop tard. Il est trop tard pour moi, mais j'espère qu'il n'est pas trop tard pour vous sauver. J'ai hâte de vous revoir et que nous reprenions ensemble cette idée d'autobiographie que vous m'aviez confiée, le fort Alamo et toutes ces choses. Ah, comme ces repas ensemble me manquent, dans ce restaurant d'un autre monde. Mais je délire, je parle à un mort. Où alors, je me parle à moi-même, devant le miroir d'une page blanche. Je parle à un mort. Je parle à la mort. Ne me tues pas. Pas tout de suite. Je t'en supplie. Encore tant de choses à faire. Le monde ne sait pas ce qui se cache, tapi, dans l'ombre. J'ai vu, je sais. Je dois communiquer Je n'ai jamais osé. Je devrais. Si peu de temps. Et l'horloge, qui tourne encore, sans jamais s'arrêter.

26/02/2007

26 février 1937

Je dicte cette lettre à Bishop, ils ne m’ont pas nourri depuis...

Combien de jours ont passé ? Bishop m’a apporté vos courriers. Deux morceaux de papier. Que dois-je croire ? Ils n’ont aucun sens. Vous avez jeté la lettre dans le feu, pourtant la voici. Je chiffonne la page entre mes mains. Le papier en est étrange, très fin, de mauvaise qualité. Je me souviens de votre papier. Ce n’est pas le vôtre, pas celui de vos courriers.

L’autre lettre, est-ce une lettre ? Un fragment ? Vous, spirite ? Pardonnez-moi d’en rire. Je ne suis pas un esprit, M. Lovecraft, je suis un corps qui vit et se nourrit. Et qui meurt. Je ne vous ai pas entendus, vous et votre amie de LeMond. Je ne suis pas venu planer au-dessus de votre table. Vous me traitez d’imposteur et de mystificateur, comme je vous reconnais bien. Merci de ces mots. L’émotion me…

De quelle fleur…

Qui a plané au-dessus de votre table ? Qui a retranscrit votre appel, alors ? Vous, après coup ? Que m’avez-vous demandé ? Avez-vous désespéré de ne pas me voir répondre ? Ou bien en êtes vous sorti renforcé dans vos…

Que s’est-il passé, M. Lovecraft ? Reprenons les choses depuis le début. Où êtes-vous ? Où croyez-vous que je suis ? Je suis un ignorant, dans une mer de ténèbres. Envoyez-moi encore
Venez me chercher, oui. Emmenez-moi à Providence dans votre antique maison. Nous respirerons ensemble l’atmosphère des siècles passés, là-bas je me remettrai. Je n’ai jamais vu Providence. Est-elle aussi vraie qu’Atlantis ?

Bishop dit qu’ils me garderont en vie si je reçois d’autres lettres de vous. Je ne sais pas si vous devez écrire. J’ai l’impression qu’ils vous guettent. De quoi sont-ils capables ? Ils peuvent reconstituer un courrier jetés dans le feu. Il n’y a pas une trace de brûlure sur le papier. Bishop me dit que…
Ils me nourrissent enfin. Ils m’ont planté une aiguille dans la veine. La peau de mon ventre palpite. J’ai vu une main se dessiner sous ma peau…

16/02/2007

16 février 1937

Robert si tu es là, réponds nous, nous sommes à table, autour du bois et nous pensons à toi. Robert, je t'en voudrai jusqu'à la fin des temps si ce soir tu n'es pas là. Tu as fait naître en moi une fleur que dont je ne connaissais pas l'existence, une fleur noire parfaite, se nourrissant de la lueur des étoiles. Elle pousse sans un bruit, mais toujours, elle se dresse, sort de terre. Je décide de ne pas la cueuillir, de ne pas faire taire ce cri en moi, mais je te le ferai payer, Robert, si tu n'est pas là. Je n'accepterai pas ce chantage, je dois savoir. Si je dois venir te chercher tu dois me donner un signe. N'importe quoi. Par où dois-je commencer ?

15/02/2007

15 février 1937

je tremble ce matin... je sais qu'il n'y a plus d'espoir pour moi. Le docteur est venu tôt, pour me dire que mon ventre n'allait pas bien... robert... vous êtes le seul à qui je puisse écrire mais si j'en crois vos derniers mots... je devrais mourir pour venir vous sauver.... mais je ne veux pas... pas encore... je dois me battre et trouver une solution. Je suis en contact avec une amie spirite, une connaissance de Paul LeMond. Elle m'a proposé de venir demain soir... je ne lui ai rien dit... elle avait l'air surprise que je puisse vouloir de ses services, elle m'a pressé de questions mais j'ai tenu bon... j'aurai eu l'impression de me couvrir de ridicule... vous savez que je ne crois pas à l'au-delà... ni à la réincarnation... pourtant vos lettres sont si réelles, et leur apparition mystérieuse dans ma boite... je n'ai jamais vu personne glisser vos enveloppes, ni nègre, ni forme noire ailée. Pourtant vous êtes là, et vous êtes en danger. Aux portes de la mort, mon ami, je nourris malgré moi l'espoir que votre trépas n'était pas réel. C'est la seule explication. Vous avez joué avec nos sentiments pour me donner une leçon. Votre famille. Vos amis. Très bien. Je jouerai votre jeu à ma façon, en attendant d'avoir une preuve tangible de votre existence parmi nous. Je jetterai cette lettre dans le feu et ses vapeurs, dans vos poumons. Je ne sais par quel stratagème vous avez pu vou jouer de moi ainsi, et je capitule. Je connais votre penchant pour la mystification, je vous en ai beaucoup voulu de vous en prendre à moi mais je suppose que vous souhaitez me dire quelque chose sur votre foi. Je suis prêt à l'entendre, ce message, mais je n'accepterai pas de devenir le pion d'une force cosmique inventée par vos soins. Demain soir, la spirite sera là et je vous contacterai. Si vous êtes mort, alors je viendrai vous chercher, mais si vous ne répondez pas, je saurai que vous n'êtes qu'un imposteur, à qui l'on dicte quoi faire. Et si avant votre mort, vous aviez mandé quelque garçon d'écriture pour me faire croire à votre condition ? Ah, tant de possibilités. Je cesse. Demain.

12/02/2007

12 février 1937

Cher ami,
Je n’ai pas beaucoup de temps, Bishop attend au-dessus de moi, ils le surveillent, ceux de la police, avec leurs carapaces noires. Mon écriture tremble comme ma main. Leurs armes m’ont disloqué les muscles. Je crois que Lazy Jack, est mort, ils l’ont frappé à coups d’éclairs, je l’ai vu soulevé dans les airs et secoué comme un pantin dans la main d’un dieu. Ils m’ont saisi et jeté dans une fosse de béton. Mon existence est illégale. Ma vie est illégale. Voilà ce qu’ils disent. A me faire regretter les misères du camp Young. Je voudrais pouvoir être un lion, Amra, me jeter contre eux, les tuer et mourir (si la mort veut de moi…). Bishop me fait signe, mais je veux que vous sachiez : au-dessus de moi, je vois le ciel et ses traînées sanglantes. Je pourrai encore me mettre debout. La montagne m’appelle.


Je me hâte. J’ai besoin de vous. Bishop prétend être un ami de Lazy Jack, il prétend pouvoir me faire sortir de là. Il a de l’influence chez les responsables de la police, ils l’écoutent, il connaît ma situation. Il est très jeune, à peine vingt ans, mais il connaît la vie. Quel crédit lui accorder ? Il sait, pour la lettre que vous m’avez envoyée. Il dit qu’il n’y a que vous qui puissiez me faire sortir. Comment ? Il me dit de vous le dire. Il portera cette lettre auprès de vous. Quelque chose lui fait peur, à lui aussi. Je ne sais pas. Aidez-moi, je crains qu’ils ne referment la fosse.

29/01/2007

29 janvier 1937

Cher M. Lovecraft,
Etes-vous le complice de cette illusion ? Si c’est le cas, soyez maudit ! Sinon, expliquez-moi, je vous en supplie. Où suis-je ? Je crois prendre le dessus dans le combat et un coup arrive sous ma garde qui me jette au sol… C’est sans doute là la nature profonde de cet endroit. Rien n’est certain, rien n’est sûr, même la terre sous vos pas se défausse. La mort elle-même est sujette à caution… J’ai accepté cette proposition de Lazy Jack, que tous les gouffres l’avalent ! Je n’ai même plus votre lettre, elle est restée cachée là-bas, j’ai peur de la déterrer et de découvrir une simple page blanche. Pourtant, il n’y a qu’elle qui détonne, qui me donne un peu d’espérance. Suis-je proche ? Suis-je loin ?

Ne vous trompez pas, je ne suis pas de ces naïfs auteurs auprès desquels vous perdez votre temps afin de les sortir de la médiocrité (alors que c’est votre talent, que vous leur insufflez). Je ne suis pas Derleth, je ne suis pas ce rôdeur qui vient vous hanter la nuit, ni un enfant qui se raconte des histoires. La souffrance ne ment pas. Ce que je suis, je vous l’ai dit. Je ne vous demande pas de croire, mais de constater ! Mon récit est invraisemblable ? Cela prouve qu’il est fidèle !

Je serai bref, je veux que cette lettre parte vite. J’ai suivi Lazy Jack à Basie, avec la bénédiction du jeune Young (voici donc la marque de l’ascendant de ce Noir sur le procurator…), je l’ai vu poster mes lettres pour vous, ou plutôt les remettre à un complice. Je croyais, une fois arrivé en ville, pouvoir soulager un peu mon âme en l’éloignant des mauvais effluves de la jungle mais c’est bien l’inverse qui s’est produit !

Les pensées m’échappent. Des vagues de terreur me hérissent la peau, je ne supporte pas ce bruit, cette lumière, ces images… J’ai des visions, sans cesse, dont je ne puis vous parler. Je ne vois plus le ciel. Le sol grouille de vermine. Votre lettre est-elle vraie ? Dois-je capituler ?

Je suis dans un drugstore, ou ce qui en tient lieu dans ces terres de détresse. Pour la nuit (quelle nuit ?) Lazy Jack m’a trouvé une paillasse, dans un dortoir auprès de la sienne propre. Je ne sais pas où nous allons, je ne sais pas quand nous partons. Répondez-moi : Robert Howard, logeant à la maison de la porte rouge, à Basie.
Votre serviteur.

26/01/2007

26 janvier 1937

Je ne sais pourquoi vous continuez ainsi à me tourmenter alors que vous savez que jamais je n'accepterai de croire en une vie après la mort. Si vous étiez Robert, comme vous souhaitez me convaincre que vous l'êtes, malgré toutes les différences - mais je veux bien croire qu'un Robert mort soit finalement très différent d'un Robert en vie, vous me feriez l'honneur, vous auriez le respect de me laisser en paix. Je n'ai jamais éprouvé la vie, je ne sais pas de quoi vous parlez avec tant de morgue et de mépris. Au nom de vos anciens amis, au nom de votre mère, je vous en supplie, cessez cette folie et venez en personne me trouver sur le pas de la porte. Je vous pardonnerai, car je crois déceler chez vous, comme chez beaucoup de jeunes auteurs qui ont souhaité naguère demander mon avis sur leur prose, une belle capacité à la narration épisodique - vos aventures en enfer sont aussi invraisemblables qu'elles devraient l'être, mais votre insistance à vouloir m'attirer dans vos sornettes mystiques me peinent, pis, elle me blessent. J'ai montré vos missives à l'un de mes amis constable, qui m'a promis de jeter un coup d'oeil à mon courrier. Je ne sais comment vos lettres arrivent, par quelles astuces vous réussissez votre coup, mais croyez moi, je vous en conjure, cessez, partez, ou bien présentez-moi une oeuvre que je pourrais assumer pour vous, je vous aiderai, je vous le promets, mais ne me prenez pas pour un imbécile, ne jouez pas avec mes nerfs, que j'ai fragiles. Ma santé décline avec le jour, chaque rayon de soleil devient pour moi comme une lame dans la plaie de ma chair, une écharde de vie dans un corps déjà sans vie depuis bien longtemps. Croyez-moi, la mort, je sais ce que c'est, ce n'est pas un lieu, ce n'est pas une expérience, c'est un déni, c'est un refus, c'est se tenir debout malgré les ténèbres, c'est rester de marbre devant le miel, ce ne sont pas ces récits pour enfants, que la religion nous donne à manger depuis la nuit des temps, depuis que l'homme est en âge de soumettre son pareil, personne n'empêchera une partie de l'humanité de mettre l'autre partie en esclavage, c'est ainsi, et je ne prendrai jamais part à un quelconque exercice de cette nature. Bien sûr, si c'est vous August qui tentez de me convaincre de la nécessité de fusionner mon travail en un seul bloc cohérent, si votre pansophisme vous demande de sacrifier le mythe sur l'autel de la mythologie, alors, je vous le demande, je vous le répète, attendez que mon corps soit poussière, que mon âme soit éteinte, et vous pourrez ainsi faire ce qu'il vous plaira de ces perspectives angoissantes, de ces hurlements dans la nuit. Mais, car je suis encore debout, car je suis toujours mort dans la vie, toujours là, sur ce plancher, je vous demande de cesser vos jeux, de sortir à la lumière, que je voie votre visage. Je vous demande la paix de l'esprit, ayez cette franchise, ayez ce respect pour un homme qui n'a jamais voulu que votre bien. Pourquoi me tourmenter alors que vous connaissez ma condition, que vous savez ma détresse et ma peine profonde, l'importance que j'accorde à de tels sujets. Je vous soupçonne d'essayer de me manipuler et de me ravir le peu que j'ai, auquel je ne tiens pas, mais je n'aime pas la duplicité. Soyez franc, discutons, et nous pourrons trouver un terrain. Mais pas comme ça, pas comme ça.

24/01/2007

24 janvier 1937

Cher M. Lovecraft,
Ainsi, je me tourne de nouveau vers vous. Du monde que je connaissais, je ne vois plus rien de clair. Les visages s’effacent des photographies délavées par la pluie, mais vous, je vous vois encore. Je vois votre table de travail encombrée, votre vieille machine à écrire, vos mains fatiguées qui courent sur le clavier. La jungle vous entoure comme elle m’entoure, les ombres s’approchent… Vous vous serrez dans votre châle de laine pour vous protéger du froid, vous ne voyez rien, peut-être que vous ne voulez rien voir ? Je ne sais pas d’où me viennent ces chimères… Sans votre courrier, je les aurais rejetées. Mais figurez-vous… Parfois des ombres bougent parmi les ombres, des formes se meuvent, faites d’une matière impalpable que je saisis entre mes doigts et de laquelle je tire des images. Et je vous vois.

Je dois ce moment de calme au sérum. Les vagues de tremblements qui me jetaient au sol ces dernières semaines se sont calmées, j’ai cessé de sentir des déplacements sous ma peau. Je sais que tout cela est lié au liquide orange qui suinte de mes plaies. Ma propre substance se glisse hors de moi, goutte à goutte, je ne peux la garder mais par un horrible miracle je vis encore… Je ne dors plus, je guette le moindre mouvement, je suis à la fois le chasseur et la proie. Quelque chose d’horrible se produit que je ne peux retenir… Sinon, peut-être, grâce au sérum. J’en ai encore deux deux caisses pleines. Le sérum a le goût et l’acidité d’un mauvais bourbon, je le sens même maintenant qui me brûle les entrailles mais grâce à lui j’ai trouvé un peu de répit, je peux marcher sans avoir le dos courbé comme un vieillard. Valesi me dit de prier… Je n’ai que faire de sa pitié ! Des lutteurs s’opposent, que le plus fort gagne… Si mon corps capitule, je garderai assez de rage pour me traîner jusqu’au fleuve et m’y noyer.

Je partirai, mais pas maintenant, pas encore. Beaucoup de choses à régler encore, mais il ne faut pas traîner. Il me faudra un véhicule, je pourrais voler le camion de Lazy Jack, mais je me méfie de ce serpent. Ma faiblesse me contraint à la ruse… Je dois escalader cette montagne, lui arracher ses secrets.

Quelle importance que vous me lisiez ou pas ? Je saisis l’occasion, puisque j’ai revu Lazy Jack, comme vous pouvez vous en douter. Son camion est apparu avant-hier sur la piste, souffreteux et malade. J’étais sous l’auvent avec ma machine à écrire quand il est arrivé. Le jeune Young l’a reçu personnellement et lui a fait servir un grog. Je me suis fait discret : le procurator attendant impatiemment qu’un Noir sale comme un singe ai fini de se réchauffer, ça prête à rire n’est-ce pas ? Ce damné Lazy Jack a longuement profité de son moment de réconfort : je l’ai vu boire son rhum gorgée par gorgée, se détendre les jambes, demander une cigarette. Je l’ai vu glisser avec avidité son regard vers Consolación, qui attendait auprès de Young. Et, enfin, comme ce dernier s’impatientait, le Noir a fini par sortir de l’intérieur de sa veste un paquet enveloppé d’une matière transparente. Isaac Young l’a saisi avec une avidité qui m’a révulsé, l’a ouvert sur place, déballant du matériel médical, des seringues à injection, des fioles. Je sais reconnaître un drogué quand j’en aperçois un, j’ai compris pourquoi le patriarche avait envoyé son fils loin de lui pour défricher la jungle…

Plus tard, Young a emmené Consolación à l’étage, lui serrant le poignet. Lazy Jack est ressorti, il est passé devant moi, m’a aperçu, s’est insinué sous mon appentis. Je déteste ce mélange de ruse et de servilité. Il m’a dit :
– Je peux toujours expédier des lettres, si tu veux. Je retourne bientôt à Basie. Peut-être même que là-bas ils auront quelque chose pour toi... Ils te connaissent bien maintenant. Il faudra que tu me rendes un service.

Une tempête bouillonnait en moi, j’étais prêt à me battre, à tuer, et en même temps je voulais hurler mon impuissance… Je ai laissé Lazy Jack parler jusqu’au bout, je me tenais juste assis derrière ma machine ; je devais me retenir pour ne pas la lui fracasser sur la tête. Il m’a regardé longtemps, le regard aussi fixe et morne que celui d’un serpent… S’il s’attendait à ce que je le supplie, il s’est trompé. Je n’ai rien dit, je l’ai suivi jusqu’à son camion, nous avons déchargé trois caisses pleines de sérum. Lazy Jack a baissé les yeux. Il est resté cette nuit-là, passant la nuit dans son camion. Hier, il a passé la journée couché sous le véhicule à tenter de le remettre en marche.

J’ai gardé les caisses, je les ai installées dans mon appentis. Valesi a redit que je n’étais pas obligé d’aller aux friches. Le soir, je distribue le sérum à ceux qui le demandent… Ils sont plus nombreux que je le pensais, mais personne ne suinte comme moi. Et Isaac Young n’est pas reparu jusqu’à ce matin.

Je l’ai vu passer dans le hall, la peau blanche, les yeux caves, il a couru dehors et s’est offert à la pluie. Consolación le suivait de peu, son pas était lent, elle descendait l’escalier comme si elle marchait dans un rêve. Elle portait son uniforme blanc, elle m’a paru un fantôme d’une stupéfiante beauté… Young ne nous voyait pas : j’ai marché vers elle, je lui ai saisi le bras, j’ai retroussé sa manche. De nombreuses marques rouges lui piquaient la chair, sous l’épaule, à la saignée du coude. Des marques de vampire. Elle a retiré son bras, elle paraissait en colère contre moi, elle a fait le mouvement de partir. Sans savoir pourquoi alors, j’ai dit ces mots : je vous emmènerai. Qu’avais-je dit ? Mes paroles l’ont frappée au cœur, ses yeux se sont voilés de larme, elle a posé sa main sur la mienne. Elle a soupiré : oui… oui… Puis elle allait ajouter quelque chose, mais Young revenait et elle s’est détournée... Vous comprendrez donc que je garde pour Young une braise allumée… Je souffle parfois dessus afin qu’elle reste ardente...

Lazy Jack repart, mes lettres avec lui. Qui que vous soyez, si vous lisez, répondez !

04/01/2007

4 janvier 1937

Cher M. Lovecraft,
Ainsi vous n’avez pas cru ? Je vous comprends. Quel crédit donner à ces mots, à ces folies ? Qu’avez-vous imaginé ? M’avez-vous pris pour une sorte d’imposteur ? Un imitateur ? Je ne me reconnais pas moi-même, comment auriez-vous pu me reconnaître ? Faut-il que mes mots se soient affaiblis… Allez, je ne vous en veux pas, j’avais décidé même un instant de cesser de vous tourmenter. Je traînerai seul, jusqu’au bout ce corps sans force. Je tomberai bien un jour dans la boue sans pouvoir me relever et ils me jetteront dans le fleuve, comme ils le font des autres. Que deviennent-ils, ces morts qui glissent sous la surface ? Gardent-ils une forme de conscience ? Dans quelle mer se jettent les fleuves de l’enfer ?


Mais voici. Ils m’ont donné une machine à écrire. Tant pis pour vous, vous ne reconnaîtrez plus mon écriture, vous pourrez crier à l’imposteur autant qu’il vous plaira. Je signerai peut-être de mon sang pour vous donner une ultime chance…

Un des Saints de Young se servait de cette machine, laborieusement. Je me suis approché de lui comme un enfant mort de faim qui aperçoit un beau morceau de pain dans la bouche d’un riche. J’ai dit au Saint « je connais ces machines, je peux écrire pour toi, si tu veux ». Dieu… Quelle négociation ! Il m’a fallu supplier, jouer les faibles, et je me maudissais de cette comédie indigne. J’aurais voulu lui écraser la tête contre une pierre, lui enfoncer les pouces dans les yeux, lui extraire les tripes à la pointe d’une lame affûtée. Et j’ai menti, j’ai minaudé comme une femme, j’ai parlé avec une douceur qui me rempli la bouche d’un goût de vomissure.

Voici, j’ai ma machine, je dois écrire des rapports qu’on me dicte, compter des pièces, établir des lettres. J’ai déjà fait ça mille fois pour gagner une misère durant les booms pétroliers. Certains patrons étaient bien pires que ces Saints là… Qu’ils crèvent tous comme des rats !

Ne croyez pas qu’ils m’ont relevé des travaux de force, ne vous figurez pas chez eux la moindre bienveillance… Le soir, je dispose juste d’une heure et d’un minuscule espace sous un minuscule auvent battu par la pluie. Entre deux sacs de cette poudre toxique qu’ils nous font répandre au pied des arbres pour les dessécher et qui dessèche tout autant les poumons des esclaves. Et maintenant c’est presque la nuit. Mes mains se sont faites à ce pauvre appareil et, une nouvelle fois, je me tourne vers vous. Vers votre silence.

Je ne vous ai pas parlé de cette jungle. Nous logeons sous la tente, comme des soldats en campagne. Plus de barbelés autour de nous, presque plus de gardes… S’enfuir, certes, est possible ? Mais vers où ? Le pays est peuplé de présences, de fantômes. Des formes sans nom errent sous les arbres, nous regardent… Suis-je le seul à les voir ? Je sais que des choses dévorantes s’approchent du camp, la nuit. J’entends leur souffle, je sens leur haleine chargée de viande. Eux n’entendent rien. Ils dorment !

Sur l’horizon on aperçoit une montagne, vaste cône tronqué au sommet fumant, menaçant. La Madre, c’est le nom qu’ils lui donnent. Je sens cette présence peser sur nos épaules, je devine le feu, la rage dans ses entrailles de pierre. Elle m’attire. Je voudrais monter sur ses flancs et appeler à la destruction du monde en dansant comme un prêtre aztèque. Est-ce qu’ils y pensent ? Pèse-t-elle sur leurs rêves comme elle pèse sur les miens ?

Au centre du camp se dresse une tente plus rigide, demeure de notre procurator : le fils, Isaac Young, homme de bonne race, d’une grande sensibilité, et pourtant son sang n’est que celui, affadi, de son père. J’entends encore le discours qu’on nous a tenu sous la pluie épaisse. La voix de Young était partout autour de nous, vibrant jusque dans nos os. Un nouvel établissement, plus loin, plus profond dans la forêt, au nom du Christ. Que l’homme avance, qu’il défriche la création, qu’il souffre et qu’il peine sous le joug, maintenant et tant que notre péché ne sera pas pleinement expié… Qu’il fasse jaillir l’or et le blé, le lait et miel de la terre. Qu’elle se fende et offre ses trésors ! Je ne me sens pas concerné par ces paroles, je sais bien que Young est un imposteur, comme tant de nos vieux prédicateurs du sud. Mais que je sois damné encore s’il ne sait pas parler à une foule, faire battre nos cœurs, nous convaincre, nous, les esclaves, de nous enfoncer dans les ténèbres, de cracher notre sang pour lui… Le fils n’est bon qu’à régner comme un satrape décadent, nous surveillant, armé d’une mitrailleuse, depuis le sommet d’une tour de guet haute comme un derrick. Consolación est auprès de lui dans sa demeure, vestale silencieuse. Nous nous croisons parfois quand je viens remettre mes travaux d’écriture à l’administrateur. Nous n’avons pas échangé un mot, mais je sais que son sommeil est aussi troublé que le mien.

Je reprends des forces, Lovecraft. Les douleurs n’ont pas cessé, ma plaie ne se referme pas, j’essuie toujours cette bave orange le long de mon cou. Mais je me redresse, je me tiens debout, mes muscles s’affermissent. Rien de sain, en tout cela, toutefois. Je me relève, je me nourris, mais ce n’est pas pour moi. Je ne suis pas seul. Je sens des mouvements, des présences. Jusqu’au cœur…

Que dois-je faire ? Vers où m’enfuir ? Lazy Jack ne passe plus, je ne sais comment vous envoyer cette lettre que, de toute façon, vous ne croirez pas. Mais Dieu, je trouverai bien un moyen de vous la faire parvenir, pour vous faire ouvrir les yeux. Veillez, Lovecraft, vous ne dormirez pas, je vous en empêcherai !