08/12/2006

7 décembre 1936

Cher M. Lovecraft,
La simple existence de cette lettre est un miracle, une pierre cristalline jetée dans la boue et qui, comme tout le reste, sera piétiné par des milliers de pas titubants, par des hommes assommés de douleur. Qu’y a-t-il de semblable entre vous, votre art, vos aériennes spéculations, et cette place de chair rouge et tremblante où je me suis perdu ? Ma main devient incertaine et mes yeux se voilent comme je suggère en esprit votre présence ; de toutes les silhouettes amies que j’ai voulu convoquer, de Cross Plains ou de Brownwood, il n’y a que vous qui ayez daigné visiter votre pathétique serviteur dans le réduit misérable où il se cache. Vous vous tenez dans la pénombre, près de la fenêtre, assis dans votre fauteuil comme sur le cliché que vous m’aviez fait parvenir avec votre manuscrit de la Clef d’Argent. Je vous suis infiniment reconnaissant de cette présence, vous ne pouvez mesurer combien elle m’est nécessaire.

J’aurais dû me jeter dans le fleuve et m’y noyer. J’ai été tenté mille fois de me précipiter dans ces eaux boueuses. Le chemin que notre colonne de damnés prend au retour de ses travaux de peine longe la rive pendant un mile. Et quand tous mes compagnons d’infortune avancent, pleins d’une énergie fiévreuse, obsédés par l’idée du gruau insipide que l’on nous servira à l’arrivée, mon regard glisse sur la surface lisse et trompeuse. L’eau charrie des débris végétaux pourrissants et des monstres inconnus et parfois j’y aperçois des visages ; elle charrie aussi une insidieuse tentation, une voix de femme aux doux accents qui me dit : viens ! Alors le liquide tiède se refermerait sur moi comme une caresse… Et pourtant je n’y vais pas.
Me voici ici, la main tordue sur ce papier, vous convoquant, vous et votre regard acéré.

Hier matin, nous n’avons pas été réveillés par le clairon (il faut bien l’appeler ainsi, même si la bouche qui y souffle n’a rien d’humain…). Les gardes, créatures chitineuses en lesquelles on peine à deviner des hommes, nous ont entraînés jusqu’à l’hôtel. Le mot pourrait vous paraître ironique mais je suis bien trop las pour l’ironie : un panneau lumineux accroché au-dessus de la grande arcade de l’entrée désigne ainsi le cœur de notre vie : Hôtel de l’Eveil. Le lieu est régi par une troupe d’évangélistes béats tels que les produisent les temps de désespoir. Obsédés de pureté, de chants et de charité, prêts à tuer en meute au nom de leur sauveur. Ils ne comprennent pas que pour eux, il est déjà trop tard…

Ils nous ont alignés en file ; des voix venues du sol chantaient des psaumes à la gloire de Vernon Young, leur prédicateur, leur guide, un patriarche que j’ai aperçu de loin, les premiers jours, comme il venait visiter sa nouvelle troupe de brebis. Depuis on ne le voit plus, il vit paraît-il au dernier étage de l’hôtel et son nom seul suffit à faire trembler mes voisins. En moi, il résonne avec des envies rouges de destruction et de meutre. Je ne crains rien. Il n’y a plus rien à craindre, maintenant...

Ils m’ont fait entrer à mon tour dans une pièce blanche. On m’a fait asseoir de force devant une machine métallique aux reflets de rouille, aux allures de pieuvre sortie des abysses. Des pseudopodes au toucher douceâtre se sont posés sur mon cou, ma poitrine. Mon corps tout entier a été secoué de tremblements, révulsé, et cela a provoqué de nouveaux écoulements de substance orange poisseuse, dans mon dos, sur ma gorge, mes épaules, partout. Et j’ai ri parce que le médecin, un Jaune maigre comme un vautour, avait peur de moi. Nous sommes tous faibles, ici, et nous ne valons rien, les maîtres comme les esclaves. La différence est qu’il n’y a que nous, les esclaves, qui en soyons conscients. Les tentacules de la machine m’ont recouvert comme le lierre rampe sur la vieille pierre. Le Jaune a prétendu qu’il allait jauger ma « maturité spirituelle », et je me souviens avoir ri encore, d’un rire dément. Après cela... Je ne sais plus.

Une voix murmurait à mon oreille, jusqu’au cœur des méandres de ma cervelle et j’ai hurlé pour lui échapper, mais elle m’a poursuivi, longtemps, elle m’a tailladé l’âme de son tranchant affilé. Elle m’a tailladé. J’ai mal, encore, maintenant. Tous mes muscles sont éveillés et crient de douleur, mes poignets sont cerclés de bandes rouges là où j’ai tiré sur mes liens. Je crois les avoir arrachés. Et cette torture a réveillé la maudite pulsation, la vie qui étrangère qui me traverse et m’imprègne depuis que pour la première fois, j’ai ouvert les yeux sur ce maudit ciel… Je le sais. Si je m’ouvrais les veines, le sang qui s’écoulerait de moi aurait la couleur et la consistance d’une pulpe de fruit pourri. Je suis lâche et je n’ose. Mon sang n’est plus à moi, et pourtant je me tiens debout (à peine), j’écris. Regardez ces tâches que je laisse pour vous sur le papier. Je devrais tremper cette maudite plume dans ma propre chair.

Je dois finir. Lazy Jack passe. Il y avait une femme avec le Jaune, elle avait une figure de Mexicaine, jeune et belle, elle assistait ce démon. Elle était là quand j’ai rouvert les yeux, elle évitait mon regard, elle m’a tendu une serviette blanche, d’une blancheur inouïe en cet endroit, qui m’a frappée comme un éclair de lumière et de pureté, et je l’ai poissée de mes humeurs. J’ai demandé : « Quel est votre nom ? ». Elle ne me regardait toujours pas, elle a répondu dans un souffle, si bas que je ne suis pas sûr d’avoir entendu : « Consolación, monsieur ».

Deux trésors, cette plume qui me lie à vous et le nom de la seule femme que j’ai jusqu’ici aperçue dans cet enfer. Je cours après Lazy Jack, jeter cette lettre à la suite de la première. Vous connaissez le nom de l’hôtel, maintenant, vous pouvez répondre ! Pardonnez-moi. J’attendrai au bord du fleuve les paroles qui ne tomberont pas du ciel. J’attendrai la barque de Charon.

Bien à vous,

Robert E. Howard


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