04/01/2007

4 janvier 1937

Cher M. Lovecraft,
Ainsi vous n’avez pas cru ? Je vous comprends. Quel crédit donner à ces mots, à ces folies ? Qu’avez-vous imaginé ? M’avez-vous pris pour une sorte d’imposteur ? Un imitateur ? Je ne me reconnais pas moi-même, comment auriez-vous pu me reconnaître ? Faut-il que mes mots se soient affaiblis… Allez, je ne vous en veux pas, j’avais décidé même un instant de cesser de vous tourmenter. Je traînerai seul, jusqu’au bout ce corps sans force. Je tomberai bien un jour dans la boue sans pouvoir me relever et ils me jetteront dans le fleuve, comme ils le font des autres. Que deviennent-ils, ces morts qui glissent sous la surface ? Gardent-ils une forme de conscience ? Dans quelle mer se jettent les fleuves de l’enfer ?


Mais voici. Ils m’ont donné une machine à écrire. Tant pis pour vous, vous ne reconnaîtrez plus mon écriture, vous pourrez crier à l’imposteur autant qu’il vous plaira. Je signerai peut-être de mon sang pour vous donner une ultime chance…

Un des Saints de Young se servait de cette machine, laborieusement. Je me suis approché de lui comme un enfant mort de faim qui aperçoit un beau morceau de pain dans la bouche d’un riche. J’ai dit au Saint « je connais ces machines, je peux écrire pour toi, si tu veux ». Dieu… Quelle négociation ! Il m’a fallu supplier, jouer les faibles, et je me maudissais de cette comédie indigne. J’aurais voulu lui écraser la tête contre une pierre, lui enfoncer les pouces dans les yeux, lui extraire les tripes à la pointe d’une lame affûtée. Et j’ai menti, j’ai minaudé comme une femme, j’ai parlé avec une douceur qui me rempli la bouche d’un goût de vomissure.

Voici, j’ai ma machine, je dois écrire des rapports qu’on me dicte, compter des pièces, établir des lettres. J’ai déjà fait ça mille fois pour gagner une misère durant les booms pétroliers. Certains patrons étaient bien pires que ces Saints là… Qu’ils crèvent tous comme des rats !

Ne croyez pas qu’ils m’ont relevé des travaux de force, ne vous figurez pas chez eux la moindre bienveillance… Le soir, je dispose juste d’une heure et d’un minuscule espace sous un minuscule auvent battu par la pluie. Entre deux sacs de cette poudre toxique qu’ils nous font répandre au pied des arbres pour les dessécher et qui dessèche tout autant les poumons des esclaves. Et maintenant c’est presque la nuit. Mes mains se sont faites à ce pauvre appareil et, une nouvelle fois, je me tourne vers vous. Vers votre silence.

Je ne vous ai pas parlé de cette jungle. Nous logeons sous la tente, comme des soldats en campagne. Plus de barbelés autour de nous, presque plus de gardes… S’enfuir, certes, est possible ? Mais vers où ? Le pays est peuplé de présences, de fantômes. Des formes sans nom errent sous les arbres, nous regardent… Suis-je le seul à les voir ? Je sais que des choses dévorantes s’approchent du camp, la nuit. J’entends leur souffle, je sens leur haleine chargée de viande. Eux n’entendent rien. Ils dorment !

Sur l’horizon on aperçoit une montagne, vaste cône tronqué au sommet fumant, menaçant. La Madre, c’est le nom qu’ils lui donnent. Je sens cette présence peser sur nos épaules, je devine le feu, la rage dans ses entrailles de pierre. Elle m’attire. Je voudrais monter sur ses flancs et appeler à la destruction du monde en dansant comme un prêtre aztèque. Est-ce qu’ils y pensent ? Pèse-t-elle sur leurs rêves comme elle pèse sur les miens ?

Au centre du camp se dresse une tente plus rigide, demeure de notre procurator : le fils, Isaac Young, homme de bonne race, d’une grande sensibilité, et pourtant son sang n’est que celui, affadi, de son père. J’entends encore le discours qu’on nous a tenu sous la pluie épaisse. La voix de Young était partout autour de nous, vibrant jusque dans nos os. Un nouvel établissement, plus loin, plus profond dans la forêt, au nom du Christ. Que l’homme avance, qu’il défriche la création, qu’il souffre et qu’il peine sous le joug, maintenant et tant que notre péché ne sera pas pleinement expié… Qu’il fasse jaillir l’or et le blé, le lait et miel de la terre. Qu’elle se fende et offre ses trésors ! Je ne me sens pas concerné par ces paroles, je sais bien que Young est un imposteur, comme tant de nos vieux prédicateurs du sud. Mais que je sois damné encore s’il ne sait pas parler à une foule, faire battre nos cœurs, nous convaincre, nous, les esclaves, de nous enfoncer dans les ténèbres, de cracher notre sang pour lui… Le fils n’est bon qu’à régner comme un satrape décadent, nous surveillant, armé d’une mitrailleuse, depuis le sommet d’une tour de guet haute comme un derrick. Consolación est auprès de lui dans sa demeure, vestale silencieuse. Nous nous croisons parfois quand je viens remettre mes travaux d’écriture à l’administrateur. Nous n’avons pas échangé un mot, mais je sais que son sommeil est aussi troublé que le mien.

Je reprends des forces, Lovecraft. Les douleurs n’ont pas cessé, ma plaie ne se referme pas, j’essuie toujours cette bave orange le long de mon cou. Mais je me redresse, je me tiens debout, mes muscles s’affermissent. Rien de sain, en tout cela, toutefois. Je me relève, je me nourris, mais ce n’est pas pour moi. Je ne suis pas seul. Je sens des mouvements, des présences. Jusqu’au cœur…

Que dois-je faire ? Vers où m’enfuir ? Lazy Jack ne passe plus, je ne sais comment vous envoyer cette lettre que, de toute façon, vous ne croirez pas. Mais Dieu, je trouverai bien un moyen de vous la faire parvenir, pour vous faire ouvrir les yeux. Veillez, Lovecraft, vous ne dormirez pas, je vous en empêcherai !

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