20/03/2007

20 mars 1937

Howard, Où en êtes-vous ? Ils m’ont lu votre lettre comme ils m’avaient lu la précédente, avec la même voix incongrue de femme noire, ils voulaient sans doute valider je ne sais quelle authenticité, ce concept les obsède... Ils veulent apparemment être sûrs de votre identité, ainsi que de la mienne. Peut-être qu’ils cherchent quelque chose au fond de nos âmes, comme si nous n’étions pas exactement ceux qu’ils veulent que nous soyons. Doppelgänger. J’ai entendu ce mot dans leurs bouches.

Maudites soient toutes leurs recherches. Nous ne leurs donneront pas ce qu’ils attendent. Ils m’ont de nouveau attaché sur leur chaise et planté des aiguilles dans le corps. Comme s’ils voulaient extraire de moi je ne sais quel suc jaune, une essence qui nous serait propre… A vous et à moi. Qu’aurions-nous de plus que les autres hommes ? Ne sommes-nous pas faits de la même argile malade ?
Où en êtes-vous ? J’ai peur qu’il soit trop tard pour des avertissements. Ne venez pas. Ne franchissez pas la frontière. Résistez, payez jusqu’au moindre dollar, au moindre cent, il n’y a pas de mythe, ici et les fleurs sont d’une espèce maléfique, elles se nourrissent du sang des morts. Vendez tout, meubles, manuscrits, livres, jusqu’aux plus précieux souvenirs. Brûlez vos navires, payez-vous cette opération, ne venez pas ! Je suis sorti de la fosse… Grâce à vous. En quelque sorte.

Je n’ai rien dit, cette fois-ci, je ne les ai même pas haïs, je contenais mes forces. Un seul garde m’a raccompagné, un homme au visage dissimulé par le casque de chitine. Seul le menton était découvert, j’apercevais la bouche, les dents, le cou… Pour la première fois je voyais la chair sous la carapace. Et toute chair est mortelle, n’est-ce pas ? Je me taisais, je me préparais, cet homme n’était rien, un esclave, le serviteurs des maîtres cachés qui nous observent et nous traquent. Comme il me jetait dans la fosse, je me suis accroché à lui, saisissant à pleinement la sangle du casque, le déséquilibrant, le forçant à la chute. Il a résisté, nos forces se sont opposées un moment mais je tirais de tout mon poids et son armure l’entravait… Il s’est précipité tête en avant dans le puits, s’est écrasé comme un pantin, tout au fond, dans les immondices où ils me laissaient vivre et sa nuque s’est brisée avec un craquement réjouissant. Je suis descendu, juste le temps de prendre son arme… Arrivé dans la fosse, la masse inerte de ce corps à mes pieds, j’ai connu un curieux moment d’hésitation. Comprenez : j’avais tué un homme, de mes propres mains, je me suis retrouvé tout étonné… Je ne ressentais aucune jubilation, aucune tristesse non plus, juste un vague dégoût qui me surprenait, comme si la mort d’un de mes ennemis avait liquéfié et ma colère et ma haine. J’ai failli rester là, à attendre qu’ils me trouvent, prêt à me laisser capturer, comme satisfait d’avoir marqué leurs chairs d’une unique morsure… Puis le souffle de la Vie m’a saisi de nouveau, je me suis arraché à cette contemplation morbide pour fuir, loin d’eux, de leurs aiguilles et de leurs tortures…

Je me suis emparé d’une voiture. La nuit tombait, des lumières brillaient dans les pavillons de l’hôpital mais personne ne m’a vu, personne ne m’a arrêté. Je pensais à vous, je n’ai pas cherché à retrouver Bishop, je voulais m’éloigner de Basie, j’ai roulé pendant quelques heures sur des chemins noirs. La voiture est puissante, silencieuse, haute sur roues, tenir son volant dans mes mains, la sentir sous mes pieds… me redonne plus de force qu’un plein jour de repos. Je me suis enfoncé dans les ténèbres, suivant un chemin au hasard, espérant peut-être que la nuit s’ouvrirait et me mettrait sur la route de Providence. Car vous êtes proche, n’est-ce pas ? Je vous sentais, là, devant moi. Je me voyais déjà entrant dans votre chambre, comme un fantôme, un mort-vivant, un cadavre qui marche ! Eclatant d’un rire d’ogre !

Le fleuve m’a barré la route, m’a forcé à m’arrêter. Je ne vous verrai pas cette nuit. Et l’air poisseux, lourd et oppressant m’a pris à la gorge. D’étranges météores traversent le ciel, je sens que les étoiles sont à portée de la main, elles me murmurent que je suis loin de Providence, loin du Texas, mais pourtant proche de vous… Par quel mystère ?

J’arrive au bout de ma page, la lumière des phares commence à baisser, je n’ai pas envie de dormir. Je reprendrai le volant, je longerai le fleuve, vers… Je mettrai la lettre dans ma poche. Ma jouissance matérielle, comme vous dites. Que voyiez-vous dans les ténèbres ? Quelle présence a recueilli vos mots, auprès de vous ? A qui dictiez-vous, dans le noir ?

Je me rends compte… Pour la première fois depuis mon éveil en ce lieu, je suis totalement seul. Du moins je le crois… Où êtes-vous, M. Lovecraft ?

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