06/03/2007

6 mars 1937

Cher ami pardonnez cette lettre griffonnée sur ce mauvais papier, j’ai de nouveau volé un crayon et une feuille comme au bon vieux temps du camp du patriarche, il me semble qu’un fleuve d’éternité a coulé depuis. Je suis passé par des hauts et des bas, me voilà au fond de cette fosse, les déchirures du ciel narguent la mouche écrasée au fond de son trou. Rions de ces aléas de la fortune… Car après tout, nos destins pourraient être plus abjects encore, nous pourrions être jetés dans l’infamie, être pendus exposés aux vautours, nos cadavres dépecés par des serres et des becs couverts d’ergots, le ventre ouvert par les haruspices. Réjouissez-vous, M. Lovecraft, il nous reste des abîmes où chuter !

Hier ils m’ont traîné dans leur hôpital, m’ont attaché sur une table, planté des aiguilles dans la chair, placé une sorte de casque d’aviateur sur la tête. Puis, une femme noire m’a lu votre lettre. J’ai ri ! Vos mots, cher ami, dits par cette voix qui leur ressemblait si peu ! Ils ont paru surpris, mais elle a continué jusqu’au bout à dire vos paroles glacées. Mon rire s’est tu, je me suis enfoncé dans un silence de tombe, je parcourais en pensée des territoires violents où tous ces médecins, un à un, seraient tombés, écorchés sous mes coups (et la femme ? je ne sais pas !).

Mais je suis encore très faible, même s’ils m’injectent du sucre (et je ne sais quelle horreur) dans les veines… Au final, la femme a observé un cadran, puis elle a dit ces mots étranges : « tout cela est authentique ». Authentique, M. Lovecraft ! Vous êtes authentique, au même titre que Nyarlathotep et les sphères au-delà des étoiles ! Je n’ai pu m’empêcher d’en être ému aux larmes, et ils ont noté ces larmes dans un de leurs cahiers avant de me faire traîner jusqu’à ma fosse par deux brutes puantes. Mais voilà, je ne suis plus seul dans cette folie, elle aussi, la lectrice, vous reconnaît, j’avais besoin de ce témoignage, de cette ligne sûre (car ennemie) de vous à moi. Je m’approprie vos mots, quand vous évoquez ce cri intérieur, j’ai cru moi aussi que je parlais seul devant le miroir blanc, que je lisais des phrases mortes qui singeaient la vie. Mais chassons l’illusion, je vous reconnais bien, je vous vois de nouveau, mon pauvre ami, mon cher ami ! Je ne veux pas me lamenter, je suis bien obligé de comprendre par quelles portes j’ai franchies. Il n’est plus temps de pleurer sur le bord de la route même si des vertiges me saisissent et m’effraient. « Tout cela est authentique », disent-ils, ils vous veulent vous, et non pas moi, ils vous attendent. Quels que soient vos choix, prenez garde, munissez-vous d’un bon revolver. Ils m’ont demandé de vous dicter une lettre et je les ai vus reproduire mon écriture avec un talent diabolique. Mais vous saurez distinguer le vrai du faux, vos yeux sont ouverts maintenant. Prenez un revolver. Je ne parlerai pas de ce qui nous hante, de ce qui nous creuse, pas maintenant. Pas le temps, pas assez de papier. Mon frère dans les monstres. Réjouissez-vous, il nous reste des abîmes… Quant à moi, je me relève encore, encore, je prends le suc de leurs injections, je prends la force qu’ils font l’erreur de me donner, j’espère la venue de Bishop, il est membre je crois de la même confrérie que Lazy Jack. Si par miracle je sors de cette fosse, si par miracle je suis libre, alors je serrerai mes mains autour de son cou jusqu’à ce qu’il m’avoue le chemin que prennent nos courriers. J’éperonnerai mon mustang, je suivrai cette route, je tracerai une ligne de feu, qui vous mènera à moi, et moi, à vous.

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