12/12/2006

12 décembre 1936

Cher M. Lovecraft,
Je recommence la lettre. Ecrit une première version hier soir, dans le noir, appuyé sur le dos d’un compagnon endormi. Mais moi aussi j’ai cédé à l’abrutissement, je me suis recroquevillé sur le papier que je vous destinais, gâchant une belle feuille. Malgré la joie vibrante que m’a procuré votre écriture, je me sens encore très faible. Je crains d’être abattu par cette faiblesse, j’ai peur de tomber sur place comme l’ouvrier tuberculeux dans son atelier. Ce matin, un peu de force m’est revenue.

Je ne déplie pas votre courrier. Je l’ai caché. Je le connais déjà par cœur. Je me sens aussi stupéfait que vous. Mes mots, dans vos mains. Vos mots, dans les miennes… Un vertige. Guettez ma main, oui, je me demande ce que vous verrez… Je ne peux croire que sera les doigts noueux de Lazy Jack. Si la police le voyait errer de part chez vous, farfouillant dans votre boîte aux lettres, nul doute qu’elle l’arrêterait aussitôt pour le pendre. Mais non, la police ne verra rien.

D’où m’écrivez-vous, mon ami ? D’où êtes-vous ? D’où suis-je ? La question force son chemin dans mon esprit. Ce qui nous sépare ne peut être dit, mon esprit s’avance au bord du gouffre et vacille, si je tente de formuler avec des mots… Je suis encore trop faible. Et pourtant, ce fil entre nous… Là aussi, je suis incrédule. Pourtant je vois. Je crois. Et je vous demande de croire. Je suis Two-Gun Bob. Je suis le Celte. Je suis Robert. La Vie bat en moi. Et même si je sue cette humeur orange, même si la bave me coule sur le menton, même si des éclairs me passent dans le cerveau, même si mes mains tremblent comme celles d’un vieillard, je suis. Lisez !

Lazy Jack s’est arrêté près de moi cet après-midi, chargé de toutes ces babioles que nul ne lui achète jamais. Il m’a tout d’abord regardé, si on peut appeler « regard » l’expression de ces yeux vides. Nous avons échangé quelques mots. « Hey, toi ! J’ai quelque chose pour toi. » Cette homme a la voix tranquille. Il n’a pas l’expression traînante des Noirs terrifiés par la servitude. Il est plus grand qu’il ne paraît. Il m’a remis votre lettre, que j’ai cachée sans l’ouvrir, ne mesurant pas qu’il s’agissait de votre réponse. Puis il a murmuré : elle est si vaste, ta mer, Seigneur, et mon navire est si petit… Ce n’était pas seulement une prière, cela s’adressait à moi. J’ai cru qu’il se moquait. Maintenant je ne sais plus.

Vous demandez… une preuve. Vous dîtes : « irréfutable ». Comme je vous reconnais bien là, cher ami ! Vous vous avancez si loin dans l’éther… puis alors vous reculez, effrayé de ce que vous avez vu. Vous êtes un voyageur… Vous êtes parti à la recherche de Kadath mais vous êtes revenu.

Vous demandez une preuve. J’en ai rêvé, je crois, cette nuit, de cette preuve. J’ai pensé à un mot secret, la clef d’une énigme antique, la parole finale d’une incantation, que nous partagerions seuls, vous et moi. Une cérémonie conduite par nos fantômes… Alors il aurait suffit que je vous dise ce mot et vous m’auriez reconnu.
Mais de telles folies ne sont bonnes que pour Weird Tales. Je ne connais aucune magie Atlantéenne. Et vos souvenirs du Necronomicon s’effacent, Abdul Al Hazred ! Tous les autres mots de passe que je pourrais écrire ici auront déjà été écrits dans nos lettres, et donc lus. Par les indiscrets, par les espions du gouvernement, par tous nos ennemis invisibles. Un tâcheron obscur peut reproduire nos sentences, falsifier nos existences. Vous n’aurez pas de preuve mon ami, pas d’autre que mes mots, parce que je n’existe que par eux. Je suis en eux. Posez la main sur cette lettre, ne sentez-vous pas battre ma vie ? Sentez !
Pardonnez-moi.

Je crie face à mon papier. Je suis tout à la joie de vous lire, tout à la rage de ne rien comprendre. Je ferai parler Lazy Jack, je lui arracherai la gorge, je lui ferai cracher les secrets de ce fil qui nous relie. Je suis là. Sentez-moi vivre, sentez mon pouls. J’ai confiance en vous. Vous avez voyagé loin. Vous saurez voir.
Je sens ce froid dont vous parlez. Dans vos phrases, enserrées dans leur gilet aristocratique, dans vos mots… Quel vent, sur la côte Est ? Ecrivez-moi, jetez-moi vos vents d’hiver, je vous donnerai des flammes. Je sais bien que je tomberai, que je serai abattu, rongé, comme tous les autres, in fine. Mais pour l’instant je tiens. Aidez-moi.

D’ici quelques instants je vais être appelé. La foule des esclaves est rassemblée, Young va prêcher… Tous s’inclineront, un seul osera rire. Ce sera moi.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il semble que vous soyez un expert dans ce domaine, vos remarques sont tres interessantes, merci.

- Daniel